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De l'émeraude dans les noirs
De l'émeraude dans les noirs
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20 août 2010

Les débuts d'architecte

Architecte de formation, Claire a installé son bureau d’études bien à elle sur l’île qu’elle habite avec sa famille. L’histoire qui suit remonte à ses débuts parfois déroutants dans des cabinets privés d’architecture. Elle était alors chez Stanz et associés.

- CLAIIIIIIIIIIIRRRRRREEEEEEEE ! hurle la grave voix de M. Stanz à la cantonade.

Sursaut unanime des personnes présentes dans l’open-space à ce moment là. Emportés par leur élan, ceux qui discutent debout s’assoient, ceux qui sont assis se tassent un peu plus, leur regard à moins de dix centimètres de leur écran. Et ceux qui gouaillent au téléphone dans l’ambiance dissipée du bureau chuchotent.

La pièce se fige autour des pas pressés du gros bonhomme qui en fait virevolter les pans de sa veste, tellement ses foulées sont précipitées. On dirait un papillon avec cette veste qui bat des ailes de chaque côte de la bedaine gonflée de dîners d’affaires et de bonne chair. C’est la position « dos rond » pour les salariés, tandis que Stanz adopte la position « bourdon », à la recherche du premier regard perdu pour lui tomber dessus et lui régler son compte « Où est cette satanée Claire ! ». Mais pas fou, personne ne bronche, les collègues sont sous contrôle de leur position « dos rond » qui a déjà fait ses preuves. Ils prient quand même, on ne sait jamais, Stanz pourrait arriver à les intercepter d’un regard ou d’un geste qui leur échappe bien malgré eux. Un moment d’inattention est si vite arrivé !

Telle l’armée romaine qui avait dénommé certains agencements de leurs colonnes de légionnaires pour avancer ou combattre ; chez Stanz & Cie les soldats avaient développé leur propre jargon pour se mettre en ordre de bataille. C’est au coin de la machine à café que, les stratégies guerrières avaient été établies, afin de survivre aux assauts du chef des armées. Cette coalition donnait l’illusion aux équipes de partager une once de complicité dans leurs journées bâtardes. Un peu d’humour dans cette crypte immonde !

Les heures, les devoirs à la maison, les coups de fil le week-end, ne se comptaient pas ; travailler chez Stanz et associés c’était une religion. Parce que ce cabinet regroupait les plus grosses affaires de province, parce que Stanz était joueur et adorait les concours et toutes leurs glorifications corollaires. Parce qu’il avait de l’inspiration, des idées neuves et un bon réseau de connaissances, alors oui c’était une veine de se faire exploiter par ce matou là. Les dommages collatéraux représentaient peu de choses à côté de la légitimité qu’apportait les mots Stanz & Cie sur son cv.

Agacé, il grommelle contre ces deux sièges de bureau entre lesquels il pensait pouvoir se faufiler. Se faufiler ! Quelle idée avec une telle panse, c’est hors de propos ! M. Stanz ne se faufile jamais, il s’annonce, il s’avance, c’est qu’il en impose avec ses deux mètres, sa barbe grise recouvrant ses double-mentons et ses chevalières enchâssées dans ses doigts graisseux. L’ogre bouscule une chaise qui heurte une étagère et lui percute aussi sec sa brioche! C’est qu’elle n’est pas au courant l’étagère qu’elle doit le respect à Monsieur.

Personne ne bronche, mais tout le monde sourit à la scène.

Ne pas bouger c’est le mot d’ordre. S’il aperçoit un seul rictus, le Stanz va en défroquer un sur le champ! Mais c’est trop tard, il l’a senti l’air goguenard qui transpirait de leurs souffles retenus.

Concentration intense des troupes, plus personne ne parle au téléphone, c’est trop risqué.

L’invisible bras de fer fait crisser la pomme d’Adam qui gratte au fond de la gorge. Le géant ne veut pas perdre la face, alors sans plus réfléchir, il l’empoigne la rebelle -et d’un air de défi lancé à l’assistance- jette l’étagère au sol. «A qui le tour ?» peut-on entendre dans ce silence de pleutre.

«Bordel alors !» Il sait qu’il a gagné, ils ne viendraient pas de sitôt l’encombrer avec leurs petits problèmes de chantier, de délais, de cotes et toutes ces broutilles sans intérêt. Et il enjambe son chantier à lui, un air bien satisfait sur le visage. Mais personne ne le voit, parce que personne n’a encore osé lever le nez de son écran, ni même respiré.

Alertée par ce « BAM » enveloppé du bruit des feuilles qui tombent, la porte de la salle de photocopies s’ouvre sur cette brune à l’air catastrophée.

C’est Claire.

Elle n’a rien fait de mal Claire. Elle est entrain de photocopier le dossier technique pour le concours de la construction d’un centre commercial en Chine. L’enveloppe doit partir dans l’après-midi et c’est une priorité de Stanz ce travail. « Vous comprenez cela mademoiselle, il me le faut, il me le faut. Si on n’a pas cette affaire, j’en fous la moitié à la porte ! Vous comprenez bien Claire ? L’autre Conrad va certainement pas me le gagner ce projet là, l’avait-il encore fustigée le matin même à 8h00.».

C’est normal qu’elle soit isolée dans cette petite pièce à assembler étage par étage les descriptions du bâtiment de

la Chine.

Mais tout de suite elle comprend.

Trop tard pour la position «dos rond», ou n’importe quelle autre position d’ailleurs. Un tourbillon dévaste son petit cerveau, lui empêchant même de refermer cette bouche béante qui n’attend que sa claque.

Parce qu’elle est sûr qu’il -avec ce regard qu’il lui porte en s’approchant d’elle- y pense lui, à lui en mettre une.

Dans sa tête, elle bégaie des débuts de … de quoi ? d’explications ? de justifications ? Mais non elle sait que c’est comme ça ici. Ce gars il vient, il hurle, ordonne, lance une boutade qui fait flop mais à laquelle on se doit de s’esclaffer, il tape du poing, repart, jette, … Il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre. Savoir à quelle sauce on va être mangé et puis laisser passer l’orage, jusqu’à la prochaine fois.

« Range moi ça, ordonne-t-il à son assistante sans lui jeter un regard!»

Empoignant Claire par le coude, ils s’engouffrent en un quart de seconde dans la salle de réunion vitrée. Tout le monde fait reprendre sa respiration ... Ouf !

Heu, sauf Claire…

- J’ai besoin de vous, s’essouffla l’ogre.

- …

- Servez-moi un verre d’eau!

Il jette ses yeux sur la carafe et les verres au centre de la table.

Tremblante, Claire se concentre, s’attache à ne pas verser une seule goutte sur la table de marbre. « Parce que l’eau ça abîme le marbre! Enlevez vos sales affaires de sur cette table! On n’est pas à la cafét ici!!!» avait-il braillé sans raison apparente lors de la réunion du lundi.

Et puis son dossier de centre commercial qu’elle avait laissé en plan sur la photocopieuse, les collègues allaient mettre la pagaille dans tous ses tas.

- Je dois aller à

la Préfecture

aujourd’hui, j’ai rendez-vous pour parler du prochain Appel d’Offre de

la Ville. Il

faut que vous m’emmeniez.

Interdite, ses papiers laissés à la photocopieuse s’envolaient comme feuille d’automne ...

- Je … je m’occupe déjà de

la Chine

là.

- Oui, bien! Vous ferez cela en revenant!

- Mais … le coursier passe à 16h00.

Il est 11h00 passé et elle savait déjà qu’aujourd’hui elle ne mangerait pas à cause de ce dossier. Parce que le dossier doit impérativement partir à 16h00 pour être rendu dans les temps impartis aux concurrents de ce concours international, sinon c’est l’élimination. Mais là … Elle sait qu’elle n’aura pas le temps, elle n’en est qu’à la moitié, il y a encore les pièces administratives à rassembler, faire signer, les annexes à numéroter, … La liste de tout ce qui reste à faire dégringole en cascade, des jetons en plein jackpot de machines à sous.

- Ecoutez, je me suis fait sucrer mon permis de conduire. L’autre, en montrant son assistante à travers la vitre du bocal, se balade en vélo et tout le monde a du travail. Alors on fait comme ça. Déléguez à Jeanine et vous terminerez en revenant. Et puis dépêchez-vous, je suis déjà en retard.

Lé téléphone d’une main, il la congédie de l’autre avec un geste des miettes qu’on repousse vers le centre de la table.

- JEAAAAAANNNNNIIIIINNNNEEE, hurle-t-il avec la même vigueur qu’il avait appelé Claire !

A la hâte Claire rassemble son dossier abandonné aux quatre vents de la photocopieuse qui s’éparpillait, comme pressenti, dans les photocopies des collègues «Oh, désolé, j’ai pas vu!».

Un peu désespérée, franchement dépassée, elle cherche une bonne âme qui …

Mais expliquer prend autant de temps que faire. Vite elle doit partir et Stanz l’attend dans sa berline. Ce n’est pas un homme qu’on fait attendre M. Stanz, non ?

Alors la voilà cette réunion ? Une misérable salle des fêtes de trois cent mètres au fin fond de la forêt. Pourquoi sont-ils là tous les deux à faire des ronds de jambe à Monsieur le Maire-que-votre-voiture-est-sportive pour un minuscule bâtiment avec un budget digne du Budget de

la Femme

dans un Etat Taliban?

- Claire, pouvez-vous expliquer les innovations technologiques que le développement durable nous amène à proposer ?

- Bien sur …

Elle enchaîne mécaniquement sur le laïus qu’ils servent à chaque présentation, tandis que Stanz consulte son portable. Alors que sa bouche récite savamment, Claire fulmine intérieurement : « Pourquoi c’est pas le responsable commercial qui est là ? » Et Claire ne pense qu’à sa Chine un œil rivé à sa montre.

Bientôt midi, il faut écourter les courbettes, parce qu’entre le temps du trajet, le … Et la liste des choses restant à faire fait une frénétique farandole dans sa tête. Toute occupée à s’effrayer de ce qui l’attend, elle est en position « je ne suis pas concernée » et fixe inlassablement Marianne crânant sur le meuble en châtaignier.

Et Monsieur le Maire-vous-viendrez-bien-chasser-une-fois-au-domaine qui pose des questions à n’en plus finir. Claire s’interroge sur cette mascarade. Stanz y tient à son dossier sur

la Chine. Surtout

pour faire la nique à Conrad. C’est la guerre entre les deux bureaux d’étude et sur certaines affaires, ils n’y allaient parfois rien que pour le plaisir de lui prendre ses dossiers. Conrad en faisait autant : c’était le chat et la souris. A quoi cela rimait de perdre ce temps si précieux aujourd’hui ?

- On déjeune ensemble, propose M. Stanz.

Et de prendre Monsieur le Maire-qui-a-fait-sensation-au-gala par le bras pour l’attirer vers sa berline.

- Claire va nous y emmener. Allons à

La Grange.

A quoi joue-t-il le Stanz ? Il doit certainement y avoir une affaire plus juteuse en dessous, ou des arrangements à conclure pour qu’il se donne autant de mal.

A chaque bouchée Claire manque de s’étouffer. Elle n’a pas faim, sa gorge est sèche. Elle essaie de se rassurer en se répétant qu’il sait ce qu’il fait le gros et qu’il doit contrôler la situation. A moins qu’il n’ait trop bu. Ses joues sont rouges et il tape ses cuisses comme on flatte une brave bête. Elle a soif, alors elle boit parce que si elle sourit poliment elle n’adresse son attention qu’à ces aiguilles qui n’ont de cesse de tourner. Et elles tournent vite et c’est trop tard maintenant, elle le sait que c’est trop tard.

« Pas de café, non. »

14h00, évidemment sur la route elle roule vite, bien vite, trop vite, eh oui! Il faut bien rattraper le temps là où il est.

Mais non, pas d'accident, même pas flashée. Mais non elle ne souffle pas dans le ballon, mais non!

Elle rentre au bureau en compagnie de M. Stanz et de constater ensemble que le coursier passe dans une heure et que

la Chine

n’est pas finie. Elle ne s’est pas faite en une heure

la Chine

!

Alors dans les séries B américaines on voit une formidable solidarité humaine qui se met en marche, les uns aidant les autres de façon généreuse et bon enfant. Tout ceci accompagné d’une envolée lyrique et d’un ralenti sur le coursier qui repart in-extremis avec le précieux Grâal. Oui dans les films.

En réalité, le Stanz est entré dans son bureau en hurlant «

La Chine

, Claire, dépêchez-vous,

la Chine

! ». Alors elle fait ce qu’elle peut, apitoie un stagiaire et deux secrétaires, agrafe, imprime, envoie à la signature, vérifie les signatures, remplis les bordereaux, ….

Le coursier arrive. On le fait patienter. Z’aiment pas ça patienter les coursiers, parce qu’ils courent toujours les coursiers, d’où leurs noms. Alors on a beau être sympa, apporter un café, faire un compliment, faire pitié…

Le coursier est parti sans le dossier en jurant les grands dieux qu’on ne lui ferait plus jamais perdre de temps comme ça.

Est-il nécessaire de décrire le tonnerre qui s’ensuit ?

Humiliée en place publique, c’est le seule sanction qu’elle reçoit.

Le cabinet perd un projet de plusieurs millions d’euros pour un retard de dépôt de dossier, mais Stanz ne la congédie pas. Claire se dit qu’il est fair-play parce qu’il sait très bien pourquoi cela s’est passé comme ça. Elle aurait voulu l’envoyer paître lui et son cabinet, mais si elle part là maintenant alors que toute la profession parle de ce couac de Stanz & Cie elle avouera une erreur qu’elle n’a pourtant pas faite. Alors elle préfère se réjouir de ne pas se faire licencier avec pertes et fracas pour son incompétence et marquer la profession comme l’exemple de celle qui aurait tué sa carrière en moins de dix ans parce qu’elle ne savait pas faire de photocopies.

Sans autre forme de procès, voilà la chose entendue : Claire ne cille pas, Stanz ne désenfle pas.

Il ne rage même pas d’apprendre que Conrad a eu

la Chine. Peu

importe ils viennent de décrocher à la barbe de celui-ci un autre projet en Afrique du Sud.

Alors on trinque « A l’Afrique du Sud, s’époumone le ventripotant ! »

Et les gobelets en plastique de Moët et Chandon des collaborateurs de rejoindre la direction du faux plafond. « Ouais!!! »

Là quand on trinque, il n'y a pas de position, c'est relâche. Le patron, quand il boit, c'est un pote. Mais bon, faut rester vigilant, une erreur d'inattention est si vite arrivée ...

Stanz tousse, re-tousse, s’étouffe, bleuit et bascule en arrière en une fraction de seconde. Deux collègues amortissent sa chute sans oublier de renverser au passage leur gobelet sur sa chemise déboutonnée au col. Claire qui est à côté rattrape le portable qui se prend pour une colombe à la cérémonie d'ouverture des JO.

Tout le monde se recule, surpris, un peu écœuré par le porc qui roule sur le dos et maintenant devenu violacé. C'est le silence complet autour des borborygmes de l'agonisant.

"Qu'il crève!"

"Et si on s'éclipsait, l'air de rien?"

"Merde, la prime qu'il m'a promise!"

Les pensées se bousculent et c'est finalement cette dernière qui l'emporte. Alors, Michel, le responsable commercial, se décide enfin et dirige les opérations : « Soulève-le avec moi. Toi, viens le maintenir là, … » C’est toute une expédition de redresser ce monstre. Les regards de tous sont rivés à cette bouche si gonflée qu'elle paraît botoxée et ces yeux révulsés de gars déjà parti.

Michel tente une première fois

la Manœuvre

de Heimlich, mais son patron est dix fois trop gros et deux fois trop grand. Stanz glisse et Michel, aidé de trois collègues qui retiennent le corps dégoulinant par devant, se débattent comme des diables pour redresser le patron.

Il tousse, tousse à nouveau, tousse encore.

"ohhhhh... Pourquoi l’ont-ils sauvés?" se demandent certains, alors que Claire jette un œil sur le portable qu’elle a entre les mains. Un message, c’est le dernier qu’il vient de recevoir.

Conrad.

Stanz reprend son souffle et pleure du miracle en serrant les mains qui l’entourent. "Merci, merci mes amis!"

Claire reste bouche bée, elle, devant les quelques mots qu’elle vient de lire. A peine Stanz l’aperçoit, la « Chine ratée » avec son portable à lui entre les mains, elle et son air sidéré.

« Elle a lu! »

Et il comprit, qu'elle aussi venait de comprendre l'arnaque.

Alors il s’avance vers elle, lui reprend l’objet des mains et lui glisse à l’oreille « Vous êtes virée. »

Alors Claire part, sans un mot, enfin si, juste ceux qu'elle vient de lire qui clignotent dans sa tête comme un néon d'une boîte de strip-tease « Juste retour d’ascenseur l'ami, encore merci pour

la Chine.»

Et c’est ce jour qu’elle apprit qu’il fallait avoir des amis, beaucoup d’amis, n’importe comment et partout surtout pour réussir dans la vie.

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Commentaires
N
Voilà des nouveaux personnages ,de l'action et tout et tout!T'as du bien bosser!
De l'émeraude dans les noirs
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